
Huitième jour : Ouagadougou Par la fenêtre de l'hôtel, je regarde la Noire américaine qui apprend la brasse. C'est émouvant de voir cette fille manhattanisée jusqu'aux cheveux ne pas savoir nager; peut-être le seul point qu'elle partage avec les Africaines. Elle est souvent réservée, distante. Je descends. Etre à Ouagadougou un 30 novembre devant un rectangle d'eau bleue a quelque chose d'irréel. Un monsieur à cheveux blancs parcourt quelques longueurs. I1 dit : - Alors, vous êtes écrivain? On l'a averti que nous sommes collègues. - J'essaye. Nous engageons la conversation, le corps toujours trempant dans l'onde. II dit: - J'ai vécu ici. Je travaillais dans une compagnie de pétrole. - Quand? - Il y a longtemps; vingt ans. II habite San Francisco. Il a écrit trois romans qui se passent tous dans des pays d'Afrique. Il dit : - Je ne suis pas très connu. Je dis : - Le chemin des livres est mystérieux. Avez-vous lu Vertes collines d Afrique d'Hemingway? J'y pense beaucoup depuis que je suis ici. I1 dit : - Hemingway, la chasse, ça me semble très loin. I1 revient sur les lieux où il a vécu quand il travaillait dans la compagnie de pétrole. Il a loué un chauffeur au Sénégal, circule avec, dit : - En principe, je dois écrire un article. Peut-être que je vais écrire un roman. Je croise deux filles attablées. L'une s'appelle Aïcha. Elle a les dents un peu cariées, boit du Coca-Cola, tient une buvette à Dakar. Sa meilleure amie est suisse. Elles se voient plusieurs fois par an. -On dort ensemble, on se lève ensemble, on mange ensemble. -Tu es amoureuse d'elle? Sa voisine lit Poco, un magazine. A nouveau, comme dans beaucoup de journaux africains, se trouve un article sur les MST : « Les conséquences sans traitement : - douleurs, brûlures, démangeaisons; - contamination de l'entourage; - troubles sexuels, psychologiques et familiaux; - infection du nouveau-né (yeux, poumons); - stérilité irréversible. Les conseils d'hygiène : - se laver les organes sexuels, etc. » Ayant échappé de justesse à la bataille du rail où nous sommes conviées pour admirer la construction du chemin de fer, je m'astique en vue de rencontrer le Président Thomas Sankara. Désiré, dans la voiture de gendarmerie, m'a raconté qu'il a été en classe avec lui. Il a trente-six ans. Notre groupe s'est transformé en oies parées : ce ne sont que turbans, foulards en lamé autour de la tête, bijoux en vue de rencontrer l'homme fort du Burkina. Il paraît qu'il est très beau. Brûlée par mon zèle de reporter néophyte, je demande au chef du protocole une interview exclusive. Il dit : - Pourquoi la demandez-vous seulement maintenant? Après quelques pourparlers, Sankara m'accorde le droit de poser une question, après son speech. L'information circule dans le poulailler. Une questionite aiguë se déclenche; il est décidé que s'il y a une question à poser, on ne voit pas pourquoi j'en aurais le monopole. A 17 h 32, Sankara parait. Il prononce un discours charmant, investissant enfin notre croisière d'une mission. Il dit : - Vous administrez la preuve par la témérité que la femme est l'égale de l'homme. Il parle de son féminisme; plusieurs femmes sont au gouvernement; les femmes sont des richesses économiques. - Derrière tout homme, il y a une femme. Aux Africaines, il dit : - Pensez à celles qui n'ont pas pu partir avec vous; pensez 3ux Noires d'Afrique du Sud qui si elles montent dans un camion, c'est pour servir de bêtes de somme, de domestiques. Le charisme de Sankara opère. Dès qu'il referme la bouche i[ est mitraillé d'interrogations. Mon destin ne restera singulier qu'en ce qui concerne le roi de l'ethnie des Gans. J'interviewe la directrice de la mobilisation et de l'Organisation des femmes. Une fois qu'elle a terminé de réciter son laïus, elle dit des choses intéressantes sur l'excision : - Nous sommes contre; mais nous n'aimons pas la recommandation des Occidentaux assimilant cette pratique à des moeurs de sauvage; nous sommes contre parce qu'elle porte atteinte à l'intégrité de la femme. Elle a été excisée à cinq ans sans anesthésie. Elle s'en souvient encore. - Quel est le but? - Empêcher que les femmes puissent avoir du plaisir avec d'autres (que leur mari). Ça ne joue d'ailleurs que si la femme est clitoridienne. Si elles n'éprouvent pas de plaisir en dehors, elles n'en éprouvent pas non plus avec leur mari? Entre deux maux, les mâles choisissent le moindre. D'autre part avec la polygamie, le chef de famille redoute de ne pas satisfaire tout le monde. A la fin, elle me tutoie. La camarade, ministre du Tourisme, vient s'asseoir près d'elle. Elle est très élégante. Elle a dit dans la voiture : - Le Président Sankara est féministe, pas viriliste. Il veut que les femmes conservent leur féminité. La télévision est tantôt en noir et blanc, tantôt en couleur. Le speaker parle avec virulence de la crise de l'industrie textile aux Etats-Unis due au capitalisme irresponsable. Un ouvrier américain licencié dit : - J'ai perdu le sommeil. Le Burkina Faso est un pays séduisant. Il s'y passe quelque chose. Les habitants sont d'une gentillesse désarmante; à cela se mêle une mobilisation permanente des esprits, par certains côtés excitante, en son abolition des égoïsmes. On se sacrifie; pour la révolution. |